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Fiche de lecture: Les syndicats italiens et la politique

LES SYNDICATS ITALIENS ET LA POLITIQUE
de Georges Couffignal, Presses universitaires de Grenoble, 1978, 303 p.

Ce livre retrace la constitution des différents syndicats, liés par phases aux partis politiques, jusqu’à devenir « le syndicat » dans le parlé d’aujourd’hui. Ca commence après-guerre. J’ai gardé les éléments qui me paraissaient intéressants pour comprendre mieux les spécificités italiennes, notamment dans les outils de lutte, quoiqu’on pense des syndicats, et le monde du travail.

Il y a un contexte italien particulier, lié à plus de 20 ans de fascisme (1923-1945), au moment où le mouvement ouvrier commençait à se structurer.
En 1906, à l’initiative de la FIOM (Federazione italiana degli operai metallurgici), la première centrale syndicale est créée: la CGL (Confederazione generale del lavoro), qui est indépendante des partis mais passe un accord avec le Parti socialiste italien (PSI), né en 1892, et qui se veut un parti ouvrier. La CGL devient petit à petit un instrument du PSI, alors « les révolutionnaires » font scission et créent l’USI (Unione sindacale italiana) en 1912.
En 1945, le mouvement ouvrier est peu organisé, mais a déjà une histoire des luttes importante:
– « Ordine nuovo« , un journal autour de Tasca puis de Gramsci (cf. « Les occupations d’usines dans l’Italie de 1920 – Les conseils italiens » de Zanzara athée, que j’ai relu et bien mieux compris), et un ensemble de luttes dans les années 19-20, avec le mouvement des « conseils d’usine » et les luttes insurrectionnelles de la FIAT à l’automne 1920, l’occupation des terres dans la plaine du Pô, mais qui est plus un mythe mobilisateur qu’une culture historique collective.
– une réflexion sur le lien entre le mouvement syndical et la société civile et politique.

Dans l’histoire économique de l’Italie, on peut noter qu’avec le Japon, la Russie et l’Europe centrale, l’Italie a fait partie de la « seconde vague du capitalisme« , qui se traduisait par des concentrations financières, des concentrations géographiques des industries, une dépendance de l’étranger, et une classe ouvrière jeune et concentrée elle aussi. Un développement très rapide commence, avec des industries technicisées et mécanisées. Il y a officiellement plus de 2 millions de chômeurs recensés.
« Industrialisation tardive et rapide, caractérisée par sa forte concentration économique et géographique, permanence et importance de structures agricoles pré-capitalistes, longue période fasciste… les données économiques et politiques du demi siècle précédant la naissance de la République italienne n’avaient pas permis le développement d’une vie associative ouvrière. Si en 1945, le mouvement ouvrier a une Histoire, le mouvement syndical, lui, n’en a pas. » (p.35)

En 1944, il y a une organisation syndicale unitaire, issue des luttes anti-fascistes en particulier. Qui pourtant pose la différence entre entre le syndicalisme ouvrier et agricole, en reprenant les thèses développées par Gramsci. Le prolétariat ouvrier se bat pour défendre des emplois, alors que le prolétariat agricole se bat pour obtenir des emplois. C’est d’ailleurs le premier syndicalisme organisé avec des coopératives, des associations culturelles (qui seront de vrais « nids » de révolutionnaires). La CGIL (Confederazione generale italiana del lavoro) est constituée le 3 juin 1944, par la signature du « Pacte de Rome », qui se donne pour objectifs l’unité entre socialistes, communistes et démocrates-chrétiens, la volonté de peser sur l’économie et un parti-pris politique, celui d’un engagement contre la guerre.

Dans les années 50, dans le contexte de la Guerre froide, le PCI est isolé, et en deux ou trois ans, beaucoup de confédérations sont créées, dont la CISL (Confederazione italiana « des syndicats de travailleurs », issue d’une scission des cathos en 48 de la CGIL) et l’UIL (Unione italiana del lavoro), mais alors, on y porte peu d’intérêt. Les discours changent: plus personne ne soutient que l’agriculture doit être le moteur de l’économie italienne. La CISL crée en 1951, à Florence, l’Ecole supérieure de préparation syndicale, pour répondre à plusieurs problèmes: l’hétérogénéité des militants, le manque de cadres syndicaux, et pas de doctrine « autonome ». C’est une école plus ou moins autogérée, où en tous cas on pratique l’auto-formation, avec des nouvelles méthodologies, une analyse de la nouvelle situation économique, technique et juridique dans l’idée de constituer une force contre les grands groupes capitalistes qui s’apprêtent à dominer la nouvelle industrie et l’agriculture. D’abord destinée aux militants confédéraux (nationaux), elle s’ouvre progressivement aux militants locaux.
Entre 1953 et 1955, la stratégie de la « négociation articulée » est mise en place. En Italie, les conventions collectives (contrats) sont tri-annuelles. Leur renouvellement est l’occasion d’intense activité syndicale, mais seulement au niveau des appareils. Et il y a des disparités très importantes entre Nord et Sud. Alors la CISL, qui a peu d’emprise dans les entreprises, se bat pour défendre une « renégociation » au sein de chaque entreprise, où elle peut faire valoir ses savoirs et savoir-faire acquis à l’Ecole de Florence, et adapter localement les contrats (c’est ça la négociation articulée). Elle se heurte au patronat, mais aussi à la CGIL. Cette stratégie porte ses fruits à la fin des années 50. Les jeunes délégués qui sortent de l’école sont militants de l’autonomie.

Dans les années 60, il y a une constante dans le développement syndical: la capacité à se définir négativement, par des refus, sans forcément d’alternative proposée ou même élaborée. Mais ça chauffe sérieusement: entre 1960 et 1963, il y a une progression constante du nombre de conflits et du nombre de travailleurs qui y participent.
1960: il y a des contacts privilégiés avec la population, des villes font grève à l’automne en solidarité avec la lutte des electro-mécaniciens;
1962: explosion du nombre d’heures de grève, renouvellement du contrat de la métallurgie, rupture du front patronal à cause du nouveau gouvernement de centre gauche (avec l’entrée du PSI au gouvernement), ralentissement de la production chez Olivetti;
1963: grève générale pour soutenir la lutte des métallos appelée par les 3 syndicats (8 février), grève générale lancée par les 3 unions locales de Milan sur le thème de l’habitat (23 septembre), marche sur Rome des ouvriers de l’Alfa;
Tout ça sur fond de nouvelles formes de luttes, avec des assemblées ouvrières et les premiers « comités unitaires de base« , dans lesquelles les syndicats ne sont pas ceux qui impulsent les luttes.

Dans le monde du syndicalisme, il y a deux voies « classiques »: la voie « léniniste« , où le syndicat impulse les luttes et est un organe de transmission du parti, et la voie « trade-unioniste« , qui consiste à sélectionner les demandes de ses adhérents pour ne soutenir que celles qui sont acceptables par le système, moyennant certains avantages. Le syndicalisme italien paraît à la fois hésiter entre les deux, et à la fois à dégager une voie spécifique, contraint par une situation historique et politique particulière à assumer un rôle nouveau: celui d’une force politique non pas contre le système, mais hors-système. A cette époque, il y a aussi une situation originale en Europe: la DC contrôlait le pouvoir politique, une part non négligeable du pouvoir économique et la deuxième centrale syndicale du pays (CISL).
A partir de 1965, arrivent de jeunes dirigeants d’entreprises, formés aux Etats-Unis et plutôt progressistes (plutôt DC). Au fur et à mesure que le répression ou le paternalisme devient de moins en moins la règle, avec l’arrivée de ces jeunes cadres dynamiques, on pourrait croire que tout s’arrange, mais au contraire: c’est là où il y a des PDG progressistes que les contradictions sociales sont les plus importantes. Pendant cette période, c’est la Fédération de la métallurgie et de la chimie qui est moteur des transformations internes.

En 68-69, le cabinet Moro associe la DC et le PSI: le clientélisme fait rage et l’immobilisme politique est à son comble. Ils ont une bonne analyse des problèmes sociaux, mais ils n’ont aucune action politique. Et pourtant, tout est assez verrouillé pour que la population civile ne puisse pas agir d’elle-même.
La « révolte étudiante » débute en 68 en Italie comme en France. Ce sont « des » révoltes, chaque grande ville universitaire a son mouvement étudiant propre, avec des thèmes et des formes de lutte spécifiques. Comme partout, la guerre au Vietnam avait politisé les groupes étudiants. Dès 68, les étudiants choisissent le monde du travail et des institutions sociales comme terrain de lutte, non pas l’université. On pourrait dire, pour comparer, qu’ils commencent là où les étudiants des autres pays ont terminé.

La population ouvrière change, un tiers des immigrés sont des méridionaux. Ils adhèrent aux syndicats pour se retrouver mais s’en méfient. Ils ont des façons de faire nouvelles: « prompts à la révolte, inventifs, chaleureux, la lutte est pour eux un moyen de vivre autant que de survivre, une fête autant qu’une bataille, une redécouverte de la fratrie. » (p.149) Lors de l’automne chaud, le système des assemblées ouvrières et des délégués se généralise (associationnisme). Durant les années 60, la classe ouvrière se recompose: renouvellement des militants, dont la majorité se sent totalement étrangère aux rivalités partisanes de ses aînés [je vous ai passé beaucoup de bouts d’histoire des liens entre partis et syndicats, c’est vraiment le bronx, ndlr], leur comportement est fréquemment unitaire à la base.
En 68-69, apparaissent des formes multiples de démocratie directe dans la gestion des luttes. Qu’il s’agisse de luttes dans les usines ou en dehors, il y a une participation collective aux décisions,  et une recherche constante de contacts avec d’autres groupes sociaux pour les associer aux conflits, transformer les thèmes et les revendications, élargir les bases de la contestation. Exemples: défilés dans l’usine, dans les quartiers, comités, prises de parole dans la rue, assemblées, etc.

L’assemblée se généralise en tant que seule instance de décision sur les thèmes et les méthodes de lutte. C’est le lieu de contrôle des travaux des « groupes d’étude », lié à la communication intense des expériences diverses sur une multiplicité de supports: tracts, journaux d’ateliers, affiches… Les assemblées deviennent non seulement des instruments de mobilisation aux moments des luttes, mais aussi des lieux de réflexion et de formation politique. Les syndicats l’intègrent dans leurs structures, dans leurs fonctionnements, et l’institutionnalisent par la Loi sur le statut des travailleurs du 20 mai 70, qui rend légales 10 heures d’assemblée par an par travailleur.
Les délégués sont choisis de différentes manières:
– désignés par un accord d’entreprise, pour qu’ils vérifient l’application de l’accord;
– désignés par le syndicat pour conforter sa position au sein de l’entreprise;
– élus par l’atelier (unité de production dans une usine) parce que très politisés;
– élus par l’assemblée au moment des luttes.
Les thèses de Gramsci sont redécouvertes et publiées au début des années 60. Sur le conseillisme, les conseils sont un instrument démocratique de conduite de luttes, et aussi l’expression d’un pouvoir politique, sous-entendu alternatif. En 1920 (« Ordine nuovo »), les conseils avaient été conçus et voulus pour lutter contre un syndicat bureaucratisé et le PSI réformiste. En 1970, ils sont conçus et voulus par le syndicat lui-même dans une optique de démocratisation. (Stratégie d’implantation des conseils dès la fin de 69 par la FIOM et la FIM, fin de 70 par la CGIL. La CISL et l’UIL reconnaissent l’existence des conseils respectivement en 71 et 72, mais de manière très restrictive.)
Il y a aussi des « conseils de zone » catégoriels ou inter-catégoriels: sur un territoire, regroupement des conseils d’usine, des conseils de chômeurs, des conseils de quartier, etc. Les conseils d’usine acquièrent un rôle plus complet dans le rapport de force, ils intègrent dans une vision politique plus large les luttes dans l’usine et les luttes sociales hors de l’usine. Ils étaient déjà combattus par le patronat, là c’est le bouquet! Mais le bilan de ces conseils est un peu nul: au sein des confédérations, les catégories les plus passives (tertiaires, ouvriers agricoles, etc.) ont tenté pendant tout le mouvement tenté de freiner ces conseils, à partir de la base, par peur du type de syndicat susceptible d’en sortir; il y a aussi les cadres syndicaux (surtout de la CISL et de l’UIL) qui y voyaient à terme la perte de leur pouvoir; et puis c’est plus difficile d’entretenir l’image de l’adversaire lorsque les luttes sont plurielles (plus difficiles que dans les usines, où l’adversaire est toujours le patron/patronat). La combativité ouvrière a décru après 74, mais la conscience politique collective a augmenté.

L’UNITÉ
Rappel historique: après 55, la CGIL s’assouplit pour se rapprocher des autres centrales syndicales; après 60, les nouveaux cadres de chaque confédération gomment leurs divergences pour rechercher l’unité d’action avec les autres. En 68-69, l’unité est effective dans les grandes entreprises, sur des objectifs très concrets (rythmes de travail, fatigue, hygiène et sécurité, augmentations de salaires…). En plus, vu que les syndicats ne sont pas très bien structurés, à cause de leurs divergences passées mais aussi de la répression patronale, l’unité est plus facile à mettre en oeuvre. A partir de 69, il y a un grand débat à tous les échelons. Les « unitaires » dans les syndicats sont contre les courants mais ne sont pas apolitiques: ils cherchent « un unità sindacale per la lotta politica su una vasta scala di massa » (S. Garavini, été 71) . En construisant l’autonomie syndicale, ils ne veulent pas supplanter le parti, car ils pensent parti et syndicat complémentaires: le syndicat est défensif en réaction aux attaques contre la classe ouvrière; le parti propose, en cherchant à conquérir le pouvoir. En tous cas, en 69, les 3 centrales votent l’interdiction du cumul des mandats politiques et syndicaux [ce qui n’empêche pas des va et vient entre les deux, ndlr].

L’unité est adoptée entre CGIL, CISL et UIL au congrès de Florence des 22, 23 et 24 novembre 1971, après deux autres congrès, et avant le dernier de la série, qui devra être celui de la constitution. C’est surtout « la base » et les confédérations de l’industrie qui auront poussé cette unification. Mais patatrac, deux évènements empêchent la constitution effective de l’unité. D’abord, la Confindustria (patronat) produit en janvier 72 un document sur les perspectives économiques de l’année, avec un déficit de 2000 milliards de lires, et propose des négociations au sommet sur les 5,5 millions de contrats qui arrivent à échéance à la fin de l’année (métallurgie, chimie, textile, etc.). UIL et CISL sont d’accord pour négocier, la CGIL refuse. C’est le premier motif de désaccord dans la nouvelle unité. Autre élément d’importance, l’Italie vire à droite. L’élection de Leone a nécessité 23 tours de scrutin et les voix du MSI (le parti d’extrème-droite). Le gouvernement est impossible à constituer, les chambres législatives sont dissoutes, les élections législatives sont anticipées d’un an (en mai 72). Un autre élément à avoir en tête, c’est la différence et les rapports de force entre les fédérations de l’industrie et les fédérations de l’agriculture, commerce et services.

A partir de 74, le syndicat a une place déterminante dans le fonctionnement du système politique. A la fin des années 70, on dit « il sindacato » [ce serait la fédération des confédérations. Je ne sais pas si c’est encore vrai aujourd’hui, ndlr].

En conclusion, il y a des hypothèses de l’auteur, dont celle-ci: qu’en politisant les masses ouvrières, en développant des formes de lutte originales, en entretenant un état de mobilisation constante, les syndicats auraient favorisé l’émergence des BR. « En faisant des ouvriers italiens, grâce à l’augmentation constante de leur pouvoir dans l’entreprise, les salariés les mieux protégés d’Europe, les syndicats auraient permis l’émergence des marginaux, des « autonomes », etc., accentuant la coupure entre le monde du travail et le monde du non-travail, ou le monde des sans travail.«