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Entretien avec une femme de l’occupation (76)

Occupations de logements à Limbiate

(extrait de Vivere a sinistra, d’Emina Cevro-Vukovic, Arcana Editrice, 1976, Roma)

– Vous pensez que c’est juste que les femmes n’aient pas de pouvoir décisionnel?

Non, mais ils ne veulent pas de nous. Hier soir, il y avait l’assemblée des délégués, et j’y suis allée par provocation.

– Qu’est-ce qu’en disent les autres femmes?

Les autres femmes? C’est comme de parler à un mur. On peut compter sur les doigts celles qui s’y intéressent activement. A l’assemblée des femmes, il n’y a que le problème du ménage des escaliers qui sorte. Elles disent « si, si, on le fera », mais elles ne viennent que si je vais personnellement les chercher. Elles ne s’intéressent pas non plus au problème des enfants. Ici les enfants sont abandonnés. J’ai connu un instituteur qui s’intéressait à nos problèmes. J’ai dit aux femmes « faisons des cours du soir », pour voir si ça ne pourrait pas aller mieux. Ce n’est pas que ça ne m’intéresse pas, mais je ne peux pas le faire pour tout le monde, pour mon escalier ici, mais les autres je ne les connais pas. Et ici les maris ont fait des yeux gros comme ça aux femmes, et ils en sont venus aux coups pour les empêcher de venir aux assemblées. Eux, ils avaient une assemblée par jour, et nous on se rassemblait une fois par mois, « mais qu’est-ce que vous voulez, tout ça c’est des conneries ». C’est une honte pour nous. Moi je dis aux femmes: j’ai compris des choses capitales, venez, vous aussi! Et elles « oui, oui, oui » et puis « mon mari ne veut pas, je ne peux pas ». A l’assemblée générale il en manquait quatre. On a parlé aussi de la participation active à la défense du lieu en cas d’expulsion, et tout c’est bien passé, mais les autres escaliers nous ont ri au nez. A l’escalier 12, Lucia s’est fait jetée de l’étage.
Ici on a tellement de problèmes. Il y a tellement de familles avec des enfants qui vivent dans 2 pièces. Moi, si j’avais 4 enfants et si je décidais de rester dans un deux pièces, au moins, là, les enfants seraient libres de faire ce qu’ils voudraient. Parce qu’ici nous avons vu qu’il n’y a pas de respect. Aujourd’hui j’ai vu deux personnes qui suivaient deux gamins, il fallait voir comment ils les suivaient. Ils faisaient des bêtises, du vandalisme, du vol. Ils ont trouvé des vélos volés dans la maison des parents, et « ce n’est pas mon fils! ». Quelle irresponsabilité! Ils ne savent pas vivre. Cette attitude est un vol, dans le sens que ceux-là sont venus ici en disant que si ça leur allait ils resteraient là, et que sinon ils s’en iraient.

– Peut-être qu’il y a des gens qui sont dans des situations différentes de la votre?

Mon mari est ouvrier. En 15 ans de travail, il n’a jamais été en arrêt maladie. Mais il y a deux ans, il a été opéré d’un polype facial, il s’est remis, mais depuis le 18 juin il est de nouveau à la maison pour dépression.

– Il reçoit un salaire, il est en arrêt maladie?

Non, il ne reçoit rien, mon mari. Jusqu’à maintenant, ils lui ont donné 120 000 lires en septembre et encore 120 000 en octobre. Maintenant il faudrait que quelque chose arrive, on ne peut plus s’en sortir.

– Et vous, vous travaillez?

Non, quand on habitait dans le centre de Limbiate, je travaillais, j’avais un emploi où je faisais des jouets. Avant les jouets, je travaillais à Varese à la cantine de mon mari. Ca fait 20 ans que je connais mon mari. On s’est marié avec 1500 lires en poche, et on devait s’occuper de mon père et de ma nièce. Et j’ai eu très vite une petite fille, et un autre enfant qui est mort. Mon mari était militaire. C’est peut-être parce que j’ai perdu ma mère assez jeune, mais je me suis habituée à me débrouiller toute seule. Quand je suis venue ici j’ai pris mes responsabilités. On avait 18 000 lires de loyer par mois, c’est la maison où je suis née, donc ça allait bien, ici je pensais que ceux qui sont plus jeunes devaient avoir plus de respect, autant pour les personnes que pour tout. Ici à l’école primaire, tout le monde fait l’école buissonnière. Je crois qu’ils vont la fermer. Les enfants crachent, frappent les maîtres, cassent les fenêtres et les portes en verre, ils se tuent entre eux. Quand j’entends de telles choses, je ne comprends pas pourquoi on ne punit pas les responsables.

– Vos enfants vont à cette école?

Mon mari ne veut pas qu’elles la fréquentent. Il y a un petit car de la ville qui vient prendre un enfant paralytique pour l’emmener dans une école du centre, mon mari voulait qu’il emmène aussi ma fille à l’école, mais la mairie n’a pas voulu. Alors, au lieu de le dire au comité, il est allé tout seul vendredi à la mairie, dire qu’il ferait sauter le petit camion s’ils n’emmenaient pas aussi ma fille. Le maire, en réponse, a fait patrouiller le petit car par la police. Quand le car est arrivé, le matin, il l’a bloqué et a dit « vous pouvez passer parce que de toutes façons ma fille va à l’école à 9 heures ». Derrière, il y avait des policiers, il s’est arrêté. Comment ça s’est passé, je ne sais pas. Il y a eu une échauffourée. Des gens qui étaient là ont vu que mon mari était malmené et qu’à l’invitation d’aller au poste il a répondu « je viens, mais avec ma voiture ». Il l’ont arrêté. Je m’attendais à ce qu’il se passe quelque chose, parce qu’après ça ils étaient sur leurs gardes. Ils m’ont dit de ne pas le laisser partir, mais qu’est ce je peux faire, mettre un somnifère dans la soupe? C’était une bêtise dont on subit les conséquences. Mais s’ils en étaient venus aux mains, s’il avait eu un couteau dans la poche, il aurait fini comme ça à San Vittore pour rien! Vendredi je lui ai dit: « papa, si tu as besoin de vacances, j’y pense moi », et lui « moi j’ai pas besoin de vacances », j’ai dit: « regarde, tu es fatigué, tu es à bout de nerfs », et lui « t’as peur, t’as la trouille ». Peur moi? Mais j’ai toujours remonté le moral de toute la famille, faisant attention à la maison. J’ai trois filles, l’aînée a 15 ans, elle travaille dans un restaurant comme serveuse, elle y est de 9 heures à 19 heures, et elle se change et va à l’école, elle fait de la comptabilité de 21 heures à 23 heures. Et le vendredi elle vient à la maison, et mon mari ne la laisse pas sortir. Je dis: « mais regarde, papa, quand je me suis fiancée avec toi j’avais 15 ans ». Maintenant je voudrais une machine à écrire, mais par les temps qui courent! En 5 mois 250 000 lires, ça le fait pas non plus pour vivre. Ces derniers mois, on a vivoté avec l’argent de ma fille et avec les économies, je dois 200 000 lires pour l’ardoise des courses. Mon mari pensait recommencer à travailler le 1er novembre, mais à la visite médicale ils lui ont donné encore deux mois de convalescence. Il a une fatigue nerveuse maximum. J’ai dit changeons d’escalier, peut-être que dans un autre les autres s’impliquent et tu serais plus tranquille. Mais il a dit on ne bouge pas d’ici, et on est encore à l’étroit. A l’escalier 18 ça aurait été plus confortable.
Aujourd’hui il est à San Vittorio, ils m’ont tous dit qu’ils le relâcheraient vite (1), espérons, je ne pense plus à rien d’autre. Quand ils l’ont arrêté, je suis allée au commissariat et l’adjudant Giovannoni criait: Dehors! Dehors! Et il est parti. J’ai entendu qu’il criait sur mon mari, mais je ne pouvais rien faire. Rien. J’étais ahurie, et dans l’après-midi j’y suis retournée pour demander « où est mon mari? » Nous l’avons emmené. Où? A Milan. Pourquoi? Mon mari n’est pas un criminel. C’est les ordres. Où est l’adjudant? Il n’est pas là. Où est le brigadier? Ils sont là. Il a donné son médicament à mon mari? Oui madame. Il a mangé? Non. Je suis contente. Je suis partie. La grille était fermée. Ouvrez la porte, crétins.
Et puis vers le soir, Marinoni (2) est venu ici voir pour mon mari, je l’aurais frappé, j’ai donné deux coups de points sur des caisses. Maintenant il vient faire le témoin de mon mari. « Je le ferais », il fait, et il s’en est allé. Si j’avais suivi mon instinct, je lui aurais sauté dessus.

(1) Il a été condamné à 6 mois d’emprisonnement fermes pour blocage de rue et résistance aux forces de l’orde.
(2) Ponte local du parti communiste.