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Critique du film « Buongiorno notte » (2008)

Hier soir des ami-e-s et moi avons regardé le grand succès de Marco Bellocchio, "Buongiorno notte" (voir synopsis, http://www.ocean-films.com/buongiornonotte/Navigation/Bsynopsis.gif). Prix du meilleur scénario à Venise 2003, prix des European Film Awards 2003. Nous sommes resté-e-s sidéré-e-s, horrifié-e-s.

D’un côté une cellule de "terroristes" parfaitement caricaturé-e-s, conformes aux fantasmes tristement contemporains : les yeux exorbités, le langage pauvre, l’imaginaire colonisé par le totalitarisme, ils et elles chuchotent des slogans en choeur et se surveillent mutuellement au point de tressaillir, à table, quand l’une d’entre eux se lève pour prendre le pain. Les rares doses de doutes et de mémoire intime que le réalisateur leur accorde sont les seuls traits qui différencient Buongiorno notte d’une fable américaine où le monde est divisé entre bons et méchants. Alors quand j’apprends qu’une partie de la classe politique italienne juge Bellocchio "indulgent" avec les Brigades Rouges, je constate une fois de plus que nous sommes dirigé-e-s par des esprits dignes d’Hollywood et je ne peux m’empêcher de frémir.

De l’autre côté, Aldo Moro, leur otage, dirigeant du plus grand parti du pays, la Démocratie-Chrétienne (centriste), est un être fragile et généreux, prêt à pardonner ses ravisseurs, une proie émouvante dont on déroule les dernières lettres affectueuses à ses proches. Bellocchio ajoute ainsi une puissante touche cinématographique à l’icône Moro que l’establishment transalpin astique scrupuleusement depuis presque trente ans, Moro, l’honnête politicien-martyr qui justifia la plus noire des répressions politiques de l’Italie d’après-guerre (20.000 inculpations, 4087 emprisonnements, dont il reste aujourd’hui encore 224 incarcéré-e-s et 190 réfugié-e-s, d’après I.Sommier). Nulle part dans le film ne sont évoquées les sombres réalités de son parti, gangréné par le clientélisme et l’opportunisme, parti de l’ordre catholique, des intérêts atlantistes et des "impératifs" capitalistes à la fois, "parti-Etat" qui a régné pendant un demi-siècle sur la péninsule avant de disparaître sous les feux des enquêtes anti-corruption. Le simplisme de la vision de Bellocchio n’a rien à envier à celui que Moro, dans le film, reproche aux Brigades Rouges.

Signalons enfin, entre les deux camps, la seule figure féminine du film : l’héroïne accablée de stéréotypes sexistes, pauvre servante passive, seule "terroriste" chez qui la sensibilité prendra le dessus sur l’idéologie, jeune et jolie femme qui rêvera de gestes libérateurs mais ne passera pas aux actes.

Reste à savoir quelles idées ce film "humaniste" ("citoyen" ?) consolide dans les mentalités d’aujourd’hui. "Tous les extremismes sont néfastes et condamnables. Ce film tiré de l’histoire italienne récente en est la preuve"   (http://www.allocine.fr/film/critiquepublic_gen_cfilm=53797.html).   "Buongiorno notte pourrait être une forme de réflexion plus large sur l’utopie révolutionnaire, utopie violente et extrême qui ne peut conduire qu’à l’échec et qui nie toute forme de libre-arbitre de la part de ses adhérents" (http://www.commeaucinema.com/news.php3?nominfos=24296).

Est-ce un hasard si l’on trouve ce genre de lieux-communs sur internet ?

En se focalisant sur l’événement le plus sanglant de l’histoire des luttes sociales de l’Italie des années 70, Bellocchio participe à la mise sous silence des autres protagonistes, des autres idées, des autres pratiques qui ont constitué cette époque tumultueuse. Les mouvements révolutionnaires entre 1968 et 1977, en Italie, ce sont des usines paralysées et des syndicats dépassés par des milliers d’ouvrier-e-s en colère, ce sont des quartiers entiers qui face à l’inflation refusent de payer les loyers, c’est une désobéissance "galopante" qui se soustrait aux factures et aux tickets de bus, c’est une irruption tonitruante des femmes, homosexuel-le-s, jeunes et chômeurs-ses sur la scène politique, ce sont des analyses précises et originales de la transformation de l’économie occidentale, c’est une explosion des radios libres qui se font la "voix des sans-voix" tout en jonglant avec l’ironie et la philosophie, c’est "un mai 68 qui a duré dix ans". Même les nombreux groupes de lutte armée, pendant toute une période, agissent à partir de situations concrètes de lutte et sont imbriqués en elles (les NAP dans les prisons, les Brigades Rouges aux usines Fiat de Turin, etc.). Mais en 1978 "le mouvement" était déjà terminé : l’Etat déchaînait contre lui une répression sans précédent, et les rebelles fuyaient dans tous les sens, à l’étranger, dans l’héroïne ou dans la clandestinité. L’enlèvement de Moro est aussi le symptôme d’une période de l’Histoire où un conflit social étranglé n’a plus d’autre piste que la militarisation à outrance, avec évidemment son lot de misères humaines.

Et alors, nous dira-t-on ? Ce n’est pas le propos du film. Le problème, c’est que ce n’est jamais le propos. Les Brigades Rouges font un beau tableau : elles sont l’exemple démesuré d’un engagement politique intense qui, entraîné par un examen raté des forces en présence, par des références autoritaires mais aussi par les circonstances sociales, tombe dans une spirale désespérée. Elles ont un profil assez tragique et spectaculaire pour en tirer des piles d’ouvrages à succès et de super-productions. Mais qui fera exister, dans nos salles de cinéma et dans nos imaginaires, l’Histoire des autres révolutionnaires ? Pourquoi si peu de producteurs commandent-ils les aventures complexes, parfois éclatantes parfois moins, des révolutionnaires qui, plus nombreux/ses qu’on veut bien le dire, sortent des clichés du dogmatisme, du totalitarisme ou encore de l’intellectuel-le de salon ? La faute incombe-t-elle aux carcans économiques du show-business ?

Walter Benjamin décrivait combien le passé est un enjeu politique brûlant. Tout groupe social convoque le passé qui justifie ses actes et l’encourage à aller de l’avant. La guerre des mémoires n’est pas une affaire réservée aux systèmes totalitaires : elle a lieu constamment, discrètement, sous nos yeux. L’étudiant sorbonnard ou le hippie néo-rural sont des résumés médiatiques utiles pour réduire les révolutionnaires français-es des années 70 à presque rien. Mais nous n’avons pas forcément idée, de ce côté-ci des Alpes, des furieux efforts déployés en Italie par les principales forces politiciennes (le parti communiste et la démocratie-chrétienne) pour rayer de l’Histoire les traces d’une contestation d’une autre ampleur, qui a été leur ennemie. Là-bas les Brigades Rouges de 1978 et l’assassinat d’Aldo Moro sont les mythes centraux qui éclipsent tout le reste et qui permettent d’enterrer cette époque-là sous l’appellation mortuaire des "années de plomb".
Comment, dans une telle amnésie, oser aujourd’hui aspirer à un changement de société à la racine ? Par son film Buongiorno notte, Bellocchio offre aux couches dominantes une arme de plus pour étendre l’oubli

Luganesi