Interviews « d’ancien-ne-s » de l’autonomie italienne des 70’s ou de leurs enfants, par nous
Milan fin août 2006
synthèse
*Renato, dans le monde de l’édition
Le mouvement :
– implication locale importante, chaque ville avait ses caractéristiques et son histoire marquées
– les gens se parlaient plus, savaient plus qui, pourquoi, comment (structures autogérées, d’édition et radio notamment).
– dans la production d’écrits, l’important était de trouver de l’argent pour publier et diffuser, non pas de rentrer dans ses frais
Punti Rossi :
– un réseau national de distribution d’écrits
– hétérogénéité des courants dans un réseau unique
– autour des punti rossi, des milliers de gens
Aujourd’hui :
– années 70 intégrées à l’histoire nationale (chiante), les jeunes tournés vers le présent et l’étranger
– manque l’élaboration (discussion) et la production (texte).
– les réseaux d’information existent mais leur contenu est creux, parce qu’il n’y a plus le même mouvement derrière, la même profusion de luttes effectives
*Ughetto Bevilacqua, ou Huguet, le gentleman cambrioleur
Fils de prolos romains, il s’approche du mouvement par le biais des manifs contre la guerre du Vietnam, qui rassemblaient à l’époque des gens très divers. Il vit 68 comme une année extraordinaire. Entre 1970 et 1973 il est l’un des cadres de la branche militaire de Potere Operaio (l’un des principaux « partitini » opéraïstes) : service d’ordre, braquages, attentats… Il passera trois fois par la case prison, la troisième et plus longue fois c’est pour 5 ans, dénoncé par un camarade trois ans après un hold-up.
Son modèle (encore maintenant) : Che Guevara, le guérillero humble, juste, préoccupé de la cohérence entre ses actes et ses idéaux. Huguet semble s’être construit un personnage semblable, nimbé du romantisme des héros révolutionnaires et des belles images. Modeste et respecté dans le mouvement (et conscient de l’être), il parle avec passion de son éthique et de son code d’honneur ; c’est ce qu’il veut transmettre aujourd’hui à notre génération. « La dernière chose qui nous reste, à nous révolutionnaires, c’est la gentillesse ». Diaboliser l’ennemi c’est inutile et c’est déjà une défaite. Un fasciste à terre n’a pas à être lynché. Des otages n’ont pas à être torturé-e-s. Un gardien de taule plus sympa doit être bien traité par rapport à ses collègues, ne serait-ce que pour « diviser l’ennemi ».
Et en effet au début du mouvement, les gens et les groupes pouvaient s’affronter durement, mais de la belle manière, sans insultes et bassesses. Mais le triste mythe de la clef anglaise fait son apparition (le mouvement des étudiants milanais, qui s’en servait pour tabasser quiconque n’était pas d’accord avec eux), suivi, pire encore, par le mythe du pistolet. Huguet était opposé à l’armement diffus, parce qu’une arme ne doit être utilisée que par des personnes d’un haut niveau de conscience, de morale, et pas forcément par n’importe qui (« il y avait de tout dans le mouvement » : des très jeunes, des gens en mal de famille ou d’adrénaline, etc.). A son avis il finit par y avoir trop d’homicides « faciles ». Les repentis sont la grave conséquence du manque d’éthique dans le mouvement (même s’ils sont moins nombreux que dans la mafia, de l’ordre de 10%) : ce sont souvent les camarades les plus cruels qui finissent par être les plus lâches. Ou alors, celles et ceux qui parlent à la police sont celles et ceux qui ont été maltraité-e-s, instrumentalisé-e-s dans les groupuscules. Aujourd’hui enfin, autour de la mémoire de ces années-là il y a beaucoup de calomnies, querelles, vantardises : voilà un signe clair de défaite.
Huguet raconte aussi le poème sur la Valle Giulia, par lequel Pasolini accuse les étudiant-e-s bourgeois-es pseudo-rebelles de frapper les flics, vrais prols : ce poème a été allègrement repris par les politicien-ne-s de la répression. Huguet s’insurge contre ce genre d’arguments : pour lui être prol n’excuse pas tout, et d’ailleurs « toutes les révolutions ont été menées par la bourgeoisie ».
*Tommaso Spazzali, fils du grrrand avocat du même nom
– Dans la famille, on cultive une vision internationale des luttes.
– Quand le besoin du « droit à la défense » se fait sentir dans le mouvement, appuyé par l’histoire toute italienne de la « défense politique », Sergio Spazzali reprend son activité d’avocat.
– Son boulot est de défendre des accusés, non pas d’être un maillon dans le système judiciaire.
– Le refus régulier des prévenus d’être défendus le pousse à un rôle plus technique (il est autorisé à entrer dans les prisons), politique (relais de ce qu’il se passe dans les prisons) et militant (information, questionnements sur la Justice, la violence d’Etat, les critères d’innocence ou de culpabilité).
– Réseaux d’avocats du mouvement: coopération dans le travail de défense et étroite coopération avec Dario Fo et sa femme, pourvoyeurs très importants de fonds (collectes dans les spectacles). Ces avocat-e-s, très engagé-e-s, ont été elleux aussi inquiété-e-s : Spazzali a été prisonnier puis exilé, Arnaldi (fameux avocat médaillé de la Résistance) s’est suicidé pour ne pas être arrêté.
– Sur les prisons: c’était un passage, presque inévitable, dans la lutte ; également un lieu de lutte à part entière ; avec une porosité des préoccupations entre intérieur et extérieur; la prison fait partie de la lutte.
– Sur les repentis d’après Spazzali : sur le plan juridique, la parole du repenti ne peut pas être une preuve à valeur juridique, car elle est monnayée contre une promesse de l’Etat. Cette parole devient une marchandise.
*Nicoletta, prof de questions de genre à l’université de Milan
Le contexte :
– L’Italie est un pays très catholique.
– L’héritage du fascisme est lourd, avec des lois qui restent en vigueur jusque tard dans l’après-guerre. Par exemple, la notion de « devoir conjugal » empêchait la prise en compte du viol conjugal. Autre exemple, l’idée du « délit d’honneur » : un homme qui commet un crime sur une femme de sa famille bénéficie de circonstances atténuantes si cette femme l’a « déshonoré » par une relation hors-mariage.
– Le viol est passé tardivement, dans le Droit italien, du délit contre la morale au délit contre la personne (ce qui prend la victime en compte en tant que sujet). Encore aujourd’hui, un violeur a des circonstances atténuantes si la victime a eu une attitude « provocante » (cas récent d’une femme « en jeans » et d’une adolescente « qui n’était plus vierge »).
Les éléments importants d’une chronologie du féminisme en Italie :
– Influence du féminisme américain. Importance de bouquins largement lus dans la population, par exemple « Notre corps, nous-mêmes ».
– 1965 : naissance du DEMAU animé par Daniela Pellegrini, « Demistificare l’autoritarismo patriarcale ».
– 1974 : Carla Lonzi publie « Sputiamo su Hegel »
– 1974 : légalisation du divorce
– 1975 : renaissance des « Consultori » (plannings familiaux), après leur création sous Mussolini. Il y a eu aussi des plannings familiaux autogérés, un peu précaires mais très actifs, avec, outre la participation de gynécologues et de psychologues, des groupes de parole, des publications…
– 1978 : l’une des principales luttes des femmes de l’époque aboutit à la légalisation de l’avortement (entérinée par un référendum en 1981). Mais plutôt qu’une simple dépénalisation, l’avortement est véritablement normalisé, avec des règles strictes.
– début des années 80 : fortes batailles de trans M to F. Beaucoup de féministes récusent les attitudes séductrices des trans, ne percevant pas l’intérêt du paradoxe que ces attitudes portent en elles.
La vie du mouvement féministe et ses courants :
– Les luttes féministes les plus fortes ont vécu à Rome et Milan.
– Les librairies des femmes étaient des points de contact dans chaque ville. Les maisons d’édition de femmes (« edizioni delle donne », par exemple) avaient une large diffusion. La transmission de la mémoire du mouvement se fait beaucoup par la lecture.
– Une structure importante du mouvement : les groupes d’auto-conscience de femmes, ou l’on analysait les contradictions sociales et politiques en partant de soi, de son expérience personnelle.
– A Milan Lea Melandri, avec son pote Elvio Fachinelli, a animé des groupes de parole sur d’autres bases : guidés par une femme expérimentée et même psychologue. Elle a aussi lancé la revue L’Erba Voglio, avec autour toutes sortes d’expérimentations sur l’éducation anti-autoritaire (par exemple une garderie autogérée).
– A Rome les féministes étaient plus proches des autonomes (moments de non-mixité dans les groupes autonomes mixtes…)
– A Rome est né le CLI, Collegamento Lesbico Italiane, qui squattait un bâtiment, et diffusait des éditions pirates de Lorde, Wittig, etc.
– A Padoue un groupe féministe, proche des opéraïstes du coin, analyse la question du travail domestique non payé.
– A l’époque on parle beaucoup de la « femme clitoridienne », autonome dans son plaisir.
– Un courant analyse le pouvoir médical sur le corps des femmes et à partir de là, critique la science en publiant une contre-histoire de sa naissance, se rapprochant petit à petit de l’éco-féminisme.
– A Pordenone existait un comité de prostituées, qui remettait en cause l’idée qu’il y a un saut de qualité entre le fait de vendre sa tête, ses mains ou son sexe. Le reste du mouvement féministe avait un rapport presque moraliste avec la prostitution, la dénonçant simplement comme une forme d’exploitation. Les lesbiennes étaient les plus proches des prostituées.
– Approches différentes par rapport à la lutte armée : il y a des groupes non-mixtes de lutte armée, des femmes absolument pas féministes dans les BR, des groupes séparatistes qui critiquent la lutte armée comme forme de lutte typiquement masculine. Lire à ce sujet « Mara et les autres ».
– Au quotidien les féministes foutaient le bordel dans leur famille, dans leur travail. Il y a eu beaucoup d’expérimentation affective/sexuelle, tout était plus ou moins permis et il y avait peu de jugement. Mais cette période ne semble pas avoir duré.
– Le mouvement gay et lesbien a fortement repris les problématiques féministes, à l’inverse de toutes les autres luttes. Aujourd’hui il crée des liens avec d’autres catégories discriminées comme les immigré-e-s.
– Il y a eu peu de conflit de génération dans le mouvement féministe italien. Dans les 90’s à Milan, un collectif a même expérimenté volontairement la coopération de femmes d’âges très divers.
– Le droit à l’avortement est constamment menacé par la droite, qui fait de sa restriction son cheval de bataille. Aujourd’hui, dans certaines régions, la majorité des médecins sont « objecteurs » : ils refusent de pratiquer l’avortement, étant données leurs convictions. La pilule abortive en est encore à l’état « d’expérimentation » et le précédent gouvernement a refusé sa légalisation sous prétexte qu’elle « facilite » l’avortement. Le mouvement pro-vie bénéficie d’une présence officielle dans les plannings familiaux. Les immigré-e-s accèdent difficilement à une information correcte sur leur droit à l’avortement.
– Et après, on s’offusque de la manière dont les musulmans traitent les femmes…
*Roberto, une mémoire aiguë pour la génération d’avant
Les jeunes
– La malamilano : des bandes de jeunes, dans les années 60, traînaient dans les quartiers populaires de Milan. Quand on avait une famille un peu dissolue, on y entrait vers 10 ans et on en sortait au moment ou on se « casait ». Les bandes pouvaient compter 100, 200 jeunes, et s’agrégeaient aux manifs violentes comme celles de Gênes en 1960. 10% de ces jeunes, peut-être, se politisaient dans la durée, les deux tiers avec les communistes et le reste avec les fascistes. Mais en se croisant dans des confrontations, un vieux lien de bande atténuait leur violence réciproque, malgré l’antagonisme politique.
– Versilia (Toscane), je sais plus quand dans les années 60-70 : des jeunes vénères attaquent une discotèque ou il faut entrer en costard.
– La politisation des lycéen-ne-s à l’époque est un signe de la force et de l’influence des mouvements révolutionnaires dans la société tout autour.
– L’usine est un formidable lieu de rencontre et d’union dans la lutte, de gens très différents.
Le PCI réprime
– Le PCI ne supporte pas ce qui est à sa gauche
– Lorsque le mouvement se durcit, le ministre de l’intérieur Cossiga est approché par un dirigeant du PCI pour s’accorder sur une stratégie de répression commune des autonomes
– Tous les éléments du PCI sont mobilisés en ce sens : journalistes (qui semblent à un moment tou-te-s écrire le même article calomnieux), service d’ordre dans les manifs, juges (les principaux juges d’instruction qui poursuivent les acteurs/ices de la lutte armée sont communistes).
– Cela arrange la DC de déléguer ainsi le sale boulot de la répression au PCI, parce qu’elle a peur de déchainer trop facilement contre elle les haines du peuple
– Le PCI a aussi été très actif dans la réécriture ou dans l’effacement de l’histoire des luttes de ces années
L’héro
– Croissance exponentielle des consommateurs/ices à la fin des 70’s et dans les 80’s, beaucoup plus que dans d’autres pays comme la France. L’héro arrive à bas prix.
– Il y a sûrement eu une part de volonté politique : au moins des « zones grises » ou la police n’intervenait pas sur les dealers. Mais il faut aussi prendre en compte d’autres facteurs, plus subjectifs, comme l’absence de perspectives du mouvement à ce moment-là.
– L’héro peut être vue par certain-e-s camarades comme une continuation de leur révolte. C’est une « drogue abstentionniste », qui réalise l’exigence nihiliste d’un plaisir immédiat, et qui monopolise toute l’énergie du consommateur ou de la consommatrice, alors que la coke le rend plus productif et conforme aux exigences du capitalisme.
– L’Italie n’a pas la même expérience que les Pays-Bas, de groupes d’usager-e-s de drogue, politisé-e-s préparé-e-s et informé-e-s.
– Il y a bien des luttes contre l’héro et le deal, des rondes dans les quartiers, des actions punitives, des affiches, des centres sociaux qui en font leur cheval de bataille… Mais qui six mois plus tard, derrière leurs apparences cleans, sont eux-mêmes entièrement rongés par l’héro. Ces luttes se heurtaient aussi à la difficulté de tracer une frontière nette entre consommateurs/ices et revendeurs/euses.
– Le tabou de l’héro, qui dans le mouvement suscite l’effroi beaucoup plus que d’autres drogues, notamment à cause de la charge symbolique de l’usage de la seringue, favorise un mécanisme de peur-attraction qui explique que des camarades finissent par se piquer alors qu’ils critiquaient violemment cette drogue peu avant.
– L’héro tue ou enchaîne les personnes à des activités qui leur permettent de gagner assez d’argent. Dans les 80’s, les braquages de bureaux de tabac et de pharmacie augmentent énormément.
Les « oranges »
– C’est une sorte de secte indienne qui mélange différentes croyances et aussi des principes libertaires, menée par un gourou qui doit s’appeler quelque chose comme « rajneesh »
– Beaucoup de militant-e-s, notamment de Lotta Continua, y adhèrent à la fin du mouvement. Ils portent un vêtement orange et un médaillon spécifique.
Les principales caractéristiques de l’autonomie des 70’s sont :
– la violence de masse, ouvertement défendue et pratiquée, alors qu’elle était impensable juste avant
– la critique du syndicalisme et du parti communiste, très répandue aussi
– une capacité d’attention aux besoins des jeunes. Les théoricien-ne-s marxistes en général prévoient l’Histoire. Les autonomes ont su mettre la priorité sur l’observation et l’écoute des pratiques naissantes, illes ont été plus fin-e-s et plus réactifs-ves à la réalité de l’époque.
Avant d’être dans des querelles de clocher centenaires, n’oublions pas que les grands courants théoriques
– existent et doivent se comprendre dans un contexte bien précis, historique, géographique, avec certaines influences et certain-e-s contradicteurs/ices en face
– racontent une grille de lecture mais ne rendent pas forcément compte des pratiques que les gens ont eues.