Rencontre avec des quinquagénaires, entre désillusion et moyens d’y croire.
Dans les années 70 en Italie et ailleurs, la remise en question du système était radicale et très partagée, la politisation plus importante.
Mais les gens avaient un « horizon révolutionnaire »: ils et elles y croyaient, et « savaient » que ça allait arriver. Par exemple, en Italie, une jeune fille a pu dire à son professeur que d’ici 2 ou 3 ans il n’existerait plus, ni lui ni ce système scolaire.
« Nous les jeunes italiens, dans les années 70, on y croyait« .
La chape de plomb tombée sur la population et ses luttes, notamment à cause de la stratégie de la tension (la même chape qu’en Allemagne avec l’excuse de la Bande à Baader) a eu des effets dévastateurs: dans les années 80, la répression qui s’abat sur le Mouvement en Italie, des flics partout en Europe… c’est le retour de bâton après y avoir trop cru.
De plus, d’après des italienNEs qui ont vécu les années 70, la drogue a cassé la jeunesse.
C’est un éternel recommencement… Pourquoi aujourd’hui on accepte d’être fiché-e-s, d’être seul-e-s, d’avoir des flics partout. On a pris l’habitude d’être dans les normes, de ne rien avoir à se reprocher. Pourtant, des luttes se construisent en dehors des partis et des syndicats, mais c’est long. Aujourd’hui, des espoirs que des luttes populaires vont germer se font jour.
LES AUTO-REDUCTIONS
Il y a la légitimité que l’on peut ressentir à agir, par exemple pour les auto-réductions de loyers. Dans les années 70 en Italie, c’est hallucinant les proportions que ça prend, mais comment trouver le truc aujourd’hui?
Dans les campagnes tout le monde trafique son compteur électrique, mais c’est individuel. A l’époque c’était très collectif. Toutefois, on peut retrouver la trace de ce genre de pratiques collectives concernant le logement avec le Collectif Défends-toit à Grenoble et le DALAS à Paris, par exemple.
Pour les auto-réductions, il y a des circonstances qui font que ça commence: même si ça part de gens qui sont dans la misère, au lieu de rester bloquéEs en se disant que c’est une situation trop dure, il y a une énergie qui porte parce qu’elle est collective, qu’elle est un besoin vital partagé.
Aujourd’hui, des béquilles (aides sociales, assistantes sociales, organismes de charité…) empêchent « d’y aller » de façon aussi légitime: « A l’époque on avait faim, on allait prendre de la nourriture, parce qu’on ne pouvait pas faire autrement. Les loyers on pouvait pas les payer, donc on a auto-réduit. »
LA COMMUNAUTE
Aujourd’hui, où est-ce qu’on trouve cette communauté de vie et d’action comme à l’époque dans les grosses usines?
Il y a bien eu les luttes des mineurs en Angleterre, des luttes sectorielles par vagues successives… Mais « faire communauté »? Il n’y a pas « les gens » d’un côté et « nous » d’un autre.
Les collectifs basés sur un objectif commun ne durent pas: par exemple, il y a eu une lutte contre l’implantation d’éoliennes non loin d’Ambert, pour laquelle des gens se sont mobilisés récemment. Se réunir, faire ensemble, c’est toujours mieux qu’être toutE seulE, mais au bout de quelques temps, ce lien s’effrite s’il n’y a pas autre chose qui lie les personnes luttant ensemble. On est d’accord sur le fait que se rencontrer dans l’action, dans la lutte, ça fait un type de lien particulier, fort. Alors comment faire pour ouvrir des espaces de discussions plus profonds dans les luttes sectorielles et temporaires?
Même si ce ne sont que des petits cercles, des petits groupes ou réseaux, on vit, on ressent cette solidarité effective, le fait d’être ensemble. Partons des liens là où ils sont, ne les fantasmons pas. Tissons patiemment la toile. Faisons vivre différents « niveaux » d’intelligence, de regroupements, par exemple dans un quartier ou un hameau entre voisins, ou entre amiEs, ou plus largement entre camarades. Parfois, on arrive à sortir des cloisonnement et à renforcer plusieurs groupes différents, comme c’est le cas entre des squats politiques et des Roms à Nantes ou à Dijon.
Il y a aussi l’internet, qui est un nouveau moyen de « faire communauté », d’échanger et de s’organiser. Mais ce n’est pas parce qu’il y a des sites internet qu’il n’y a pas pour autant une presse locale radicale qui réapparaît depuis quelques années: Incendo à Avignon, Outrage à Lyon, Bla-Bla à Dijon, Bulletin de Contre-information dans les Cévennes, Rue coupe-jambes à Montpellier, Le Postillon à Grenoble…
LES REVES
Une grosse rupture apparaît dans les années 80: les partis communistes sont tous effondrés en Europe, on manque d’images, de buts, d’un idéal. « Dans les grands labyrinthes métropolitains règne le silence de la séparation et de l’impuissance, les visages en série des « politiques » répètent des mots vides de sens sur les écrans de télévision. Les années 80 ont commencé. Les années du cynisme, de l’opportunisme et de la peur. » (in L’orda d’oro, p.669)
La télévison a aussi grandement contribué au désenchantement, à un changement de mode de vie: les gens vivaient ensemble, avec un quotidien collectif dans les villages et les quartiers. En France aussi, jusque dans les années 70, d’après les souvenirs d’enfance des quinquagénaires présentEs. Maintenant, on n’a plus de rêves. On a des aspirations bourgeoises: il y a une atténuation des différences entre riches et pauvres, avec par exemple l’accession à la propriété. Même si au niveau économique ça va, qu’on ne sort pas d’une guerre, qu’il y a eu la libération sexuelle, familiale… on essaye de trouver des rêves dans ce merdier.
Dans l’Italie des années 70, pour « avancer », stratégiquement, les groupes sont malins, créatifs. Il faut toujours être un peu plus malin que la répression, un peu plus malin que la fois d’avant. La conscience de classe est le squelette des révoltes: c’est la guerre aux patrons. L’esprit était différent, dans la spontanéité, le lien direct entre les gens.
UN PROJET DE SOCIETE
Si on se met à quelques unEs pour réfléchir à des sociétés différentes, c’est forcément « tout petit », on se heurte aux limites du système dans lequel on vit, et en plus on nous dit qu’on est une élite éclairée qui veut indiquer la voie pour les autres… Pourtant on a un besoin d’idéal à construire, à imaginer, une vision de vers où on veut aller. Pour proposer un projet de société, on peut faire un texte précis sur un point par exemple, sur un type de lutte, mais aussi en faisant vivre au quotidien et dans chaque lutte un imaginaire qui porte. Plutôt que d’en parler, il faut le tenter! Est-ce que l’idéologie ne se fait pas en même temps qu’on la vit? Est-ce qu’on peut avoir un modèle idéal de société théorique? Non. Il y a un va et vient permanent entre « théorie » et « pratique ».
Par exemple, on pourrait partir des besoins: on se rencontre sur les mêmes besoins, on commence à 2, 3 10, 50… C’est ce qu’il se passait dans les années 70 en Italie. Mais c’est difficile de définir nos besoins: qu’il s’agisse d’un besoin vital matériel ou d’un besoin existentiel, comme être heureux et heureuses ensemble, il faut trouver les mots justes. Parler de besoins existentiels n’est pas aisé, parce que facilement nos interlocuteurs-trices le prennent personnellement, ne voient pas forcément le commun dans les différentes situations que l’on vit. Mais trouver les mots justes, c’est peut-être se rallier d’office « les autres ».
Dans tous les cas, il y a des forces d’un côté comme de l’autre. Il n’est pas question d' »inverser le rapport de force », mais plutôt de s’en servir.
Environ 35 personnes participaient à la discussion.