Bien sûr, n’importe quel écolier saura vite – combien de fois l’a-t-on répété ? – qu’il faut connaître l’histoire pour «mieux saisir le présent et tenter de peaufiner l’avenir». Mais Benjamin a le mérite de nous pousser au-delà de ces évidences premières, ou plutôt de nous en montrer le sens caché. Et cela, parce qu’il s’attaque de plein fouet à «la conception progressiste» de l’histoire, qu’une grande partie d’entre nous partage au quotidien. Nous sommes, en effet, dans nos sociétés technologiques avancées, généralement prisonniers d’une conception mythique de l’histoire. Une conception qui voit dans l’histoire une réalité inéluctable; mieux, une prescription à laquelle personne ne peut échapper, nous rappelant sur le mode du diktat implacable qu’il nous faut progresser, nous adapter, être de notre temps. (…)
C’est en prenant l’exact contrepied de cette approche que Walter Benjamin, lui, va penser l’histoire, nous invitant à l’appréhender, non pas en regardant vers l’avenir mais, au contraire, en nous tournant vers le passé et en imaginant le moment du présent comme le moment clef où, grâce au pouvoir de l’action humaine, l’histoire pourrait changer de sens. (…)
Mais brosser ainsi l’histoire à rebrousse-poil, c’est en quelque sorte la complexifier et ne plus l’appréhender, comme l’explique Benjamin, avec les seuls yeux des «vainqueurs». C’est apprendre à la redécouvrir avec les yeux des «vaincus», avec leurs espérances et leurs luttes inachevées, leurs désirs inaccomplis. C’est aussi mettre l’accent sur le moment présent qui devient dès lors un moment décisif, le moment d’une remémoration active de ce qui a été censuré par les vainqueurs, l’occasion d’une réactualisation toujours possible des désirs de changement des vaincus.
Pierre Mouterde (Professeur de philosophie au Collège Limoilou à Québec),
Le Devoir, 9 septembre 2006