(extrait de Vivere a sinistra, d’Emina Cevro-Vukovic, Arcana Editrice, 1976, Roma)
Mauro Sacchine, compagnon de la secrétaire milanaise de Lotta Continua s’est impliqué dans le vaste mouvement des occupations de logements, en s’y intéressant particulièrement.
« La ville change. Milan a attiré des gens du Sud qu’elle n’était pas en mesure d’accueillir. Pourtant, il n’y avait pas d’occupation de logements jusqu’en 1962, parce que le niveau de vie augmentait, les classes moyennes pouvaient accéder à de meilleurs logements et les classes sociales plus pauvres pouvaient « remplir » ces logements laissés vides. Il y avait un phénomène de logements non conformes, mais la ville dans l’ensemble avait la capacité d’absorber l’augmentation de la population. Pendant les trois années suivantes, néanmoins, malgré les flux migratoires en baisse, un mouvement important d’occupations s’est développé. Et ceci parce que dans les moments où la sécurité de l’emploi n’est pas assurée (le revenu de 60% des foyers repose sur les hommes, les femmes n’ont pas accès à l’emploi, les jeunes ne trouvent pas de travail), la question du logement devient fondamentale. C’est important de pouvoir rester dans la ville, pour se maintenir sur le marché de l’emploi. Les gens ne voulaient pas s’en aller, ils voulaient rester à Milan, avoir un logement, et le payer moins cher. D’ailleurs, les logements étaient de plus en plus difficiles à trouver, à cause de l’augmentation d’une certaine rigidité sociale, mais aussi des loyers (qui ont augmenté d’une façon incroyable, autour de 300%). Pendant trois ou quatre ans, la bourgeoisie industrielle de Lombardie a commencé à investir de moins en moins dans l’industrie, et de plus en plus dans les biens immobiliers (Bonomi, Borletti, De Angeli, Pirelli). Cela a occasionné une augmentation du coût des logements, au-delà de toute logique économique.
« Le problème le plus important qu’ont posé les occupations est celui de comprendre quel type de gens occupaient les logements. Des termes comme « sous-prolétariat », « paupérisation », « malavita » {milieu du petit banditisme, pègre}, ont perdu beaucoup de leur sens. La Milan-Corée des années 70 s’est révélée être une imbrication très forte de ceux qui avaient une activité de production, les travailleurs des services (femmes de ménage, etc.) et les « marginaux ». Au risque d’être mal compris, on pourrait dire que dans quelques foyers, la « mala » {voir « malavita »} représentait une force productive, une source quasiment officielle d’emploi et de revenu.
De même, un ouvrier d’usine qui occupait un logement nous a révélé qu’il existe un type d’ouvrier différent de celui qui a « les mains noires et calleuses » de la mythologie de la lutte des classes.
« Il y a des raisons précises à cela. Le salaire ouvrier ne peut permettre de garantir un revenu suffisant: dans beaucoup de cas on ne réussit pas à comprendre comment font les gens pour vivre. L’insuffisance du salaire ne se mesure pas seulement aux produits de première nécessité. Il n’est pas à douter que parmi les gens qui occupent des logements, il y a ceux qui vivent dans des conditions désastreuses, des familles nombreuses qui vivaient dans de petits logements, dégradés et insalubres, mais il y a aussi ceux qui considèrent qu’un logement grand et neuf est le symbole d’une condition sociale, de l’affranchissement de la pauvreté et de la précarité. L’insuffisance du salaire, du seul salaire, à garantir un niveau de vie et de consommation déterminé, a produit des modifications très rapides dans les familles ouvrières, une véritable révolution des habitudes, des idées, des comportements et même des rapports inter-personnels.
« La lutte pour le logement, la détermination à participer à une action collective dans laquelle on mettait beaucoup en jeu, quasiment tout ce qui définissait sa condition d’avant, est le signe le plus clair de cette transformation. La lutte pour l’augmentation du salaire était d’une certaine façon « déléguée » au chef de famille, la famille partageait les conséquences et les inconvénients, mais la structure familiale n’en était pas fortement modifiée. Pour les occupations, toute la famille s’y met, les femmes pas moins que les hommes, les enfants eux-même dans leurs jeux et leur imagination subissait un fort impact de la nouvelle dimension collective de leur vie. Leur jeu préféré était « l’expulsion », la traduction courante des jeux type « gendarmes et voleurs » ou « indiens et cow-boys ». L’horizon des familles s’est ouvert, libérant un énorme potentiel d’énergies: ce furent surtout les femmes qui étaient les protagonistes de cette libération. On comprenait, quelques fois, lorsqu’on atteignait l’objectif de la lutte, que le logement redevenait une cage où étaient emprisonnées les énergies nouvelles qui avaient été libérées. Survenait alors une frustration profonde, le repli, la nostalgie de l’occupation, de ses personnages, des épisodes les plus beaux et mouvementés. »
Un document de Lotta Continua:
Chaque nouvelle augmentation de la liste des prix alimentaires, chaque augmentation des tarifs publics, chaque nouvelle mesure à caractère fiscal donne un coup à la ville et renforce les disparités, provoquant l’expulsion de milliards de prolétaires.
Plus d’un cinquième de la population milanaise vit à un niveau minimum de survie: plus de 400 000 prolétaires qui maintiennent avec la production un rapport extrêmement précaire sans aucune possibilité d’améliorer une condition de vie qui a dramatiquement empiré ces 4 dernières années.
Ce sont des ouvriers sans travail, des retraités, des jeunes à la recherche d’un premier emploi, ouvriers du bâtiment, préposés aux services de nettoyage de la ville tertiaire.
« L’occupation des logements à Limbiate a commencé le 24 mai 1975.
260 appartements ont été occupés, dont 80 pour lesquels on a obtenu la réquisition par la mairie. Cela s’est passé à la veille des élections administratives du 15 juin et l’attitude démagogique pré-électorale a joué un rôle favorable. Dès que les élections sont passées, la mairie voulait revenir sur sa décision. L’effet social des occupations a été énorme, elles ont été un point de ralliement, de discussion et de rencontre pour les gens des quartiers. Limbiate est une cité-dortoir de la banlieue milanaise. À 6 heures du soir, le brouillard tombe et plus personne ne sort dans la rue. La marginalisation sociale est très importante. Des transports collectifs pourris, qui s’arrêtent à 10 heures du soir, relient cette petite ville de banlieue à Milan. À Limbiate il n’y a rien, pas un cinéma, pas un lieu pour se retrouver, sauf un bar où on joue aux cartes, jamais fréquenté par les femmes. Les jeunes sont enfermés chez eux et abandonnés au problème de l’héroïne, dans un environnement où la réalité ouvrière et la « malavita » sont mélangés. Ils voulaient occuper une église pour en faire le siège d’un de leurs collectifs. Ils en ont été chassés. Le parti communiste a observé et critiqué. Les ouvriers sont partagés entre la fidélité au parti et l’adhésion instinctive aux occupations, nées du problème réel et dramatique du logement. Beaucoup de gens à Limbiate habitent encore dans des fermes délabrées sans commodités. D’ailleurs, le travailleur « honnête » qui a déjà fait plusieurs occupations, reste préoccupé lorsqu’il se retrouve confronté à la réalité du petit délinquant, du chômeur ou du précaire qui a basculé de l’usine à la « malavita ». Lorsqu’on monte les escaliers des immeubles occupés, on peut noter qu’il manque sur certaines portes l’étiquette, collée avec du ruban adhésif, sur laquelle sont écrits le numéro d’appartement et le nom des habitants. Derrière ces portes habite quelqu’un qui est recherché par la police. Souvent arrivent les CRS, et pas uniquement pour contrôler l’occupation. Il y quelqu’un qui s’enfuit par la fenêtre. Des groupes se forment, une famille qui arrive appelle les parents qui occupent d’autres lieux. Il y a des groupes de Siciliens, de Calabrais. L’organisation fonctionne par escaliers. Chaque escalier élit son délégué qui participe à l’assemblée générale des délégués d’escaliers, qui a le pouvoir de décision. Les femmes sont exclues de l’assemblée des délégués. Elles participent à l’assemblée générale d’escalier, à l’assemblée d’escalier des femmes, et aussi à l’assemblée générale des femmes de tous les escaliers. Cette division par escalier se remarque, même de l’extérieur. Certains sont propres, avec des plantes dans l’entrée, d’autres sont un vrai bordel. Il y a des escaliers « de gauche », et des escaliers « je-m’en-foutistes ». Les militants de Lotta Continua, qui ont coordonné l’occupation, et l’assemblée des délégués ont fait pression pour que les familles qui venaient occuper amènent avec elles leur propre mobilier. C’est le problème d’impliquer les gens dans la défense des logements occupés: « celui qui n’a qu’un lit de camp quand la police arrive, ça lui donne plus envie de s’enfuir ». Les occupants ont pris l’invite à la lettre et beaucoup d’entre eux ont emprunté pour acheter des meubles neufs: la salle à manger absurde et coûteuse en plastique, style antique, qui ne rentrait pas dans leur minuscule logement d’avant. »